22
La sonnerie retentit une nouvelle fois. Le carillon fut suivi par des coups de poing. Feenie dévala les escaliers et chercha un endroit où cacher le .22, ce qui n’était pas évident puisqu’elle n’avait presque aucun meuble. Elle le posa contre le mur de la salle à manger vide et se dirigea vers la porte.
— Feenie, ouvre.
C’était la voix de Robert de l’autre côté de la porte.
— Il faut que je parle à Cecelia.
Elle ne répondit pas et il commença à traverser la cour, comme s’il voulait contourner la maison jusqu’à la porte de derrière. Cecelia était quelque part par là-bas, probablement dans l’appartement de Mme Hanak à l’heure qu’il était.
Feenie retira le loquet et ouvrit la porte d’un coup sec.
— Attends ! Robert ? Qu’est-ce qui se passe ?
Peut-être pourrait-elle faire l’idiote et prétendre que Cecelia n’était pas là.
Sauf que sa voiture était garée dans l’allée. Mais juste derrière l’Accord de Robert. Elle était venue avec la voiture de Robert ?
— Où est Celie ?
Robert se rua vers elle, les yeux fous, les joues enflammées.
Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état. Le comptable perpétuellement calme avait pété un câble.
Mais il avait les mains vides. Il n’était pas armé.
— Elle n’est pas là, répondit Feenie en reculant d’un pas.
Robert jeta un coup d’œil dans l’allée.
— Ah ouais ? Elle est où, alors ? Allez, Feenie, je dois lui parler. Je sais qu’elle est là. Je veux juste discuter.
Devait-elle l’inviter à entrer pour essayer de gagner du temps ? Ou le laisser là sur le perron ? Avant qu’elle puisse se décider, il entra dans la maison en la bousculant.
— Cecelia ! Il faut que je te parle.
Feenie le suivit, en laissant la porte ouverte.
— Robert, vraiment. Ce n’est pas le bon moment. Tu pourrais pas…
Il l’ignora et se rendit dans la cuisine. Il en ressortit presque instantanément en tenant le sac de Cecelia. Il s’approcha de Feenie à grands pas et le jeta à ses pieds.
— Où est-elle ?
— Heu, je ne sais…
— Je suis là.
Cecelia se tenait dans l’embrasure de la cuisine.
— Ne fais rien de stupide. J’ai appelé la police.
— Bon sang ! rugit-il. Qu’est-ce que tu as cru ?
Feenie se déplaça vers son arme. Elle n’était qu’à quelques centimètres, mais elle ne voulait pas trop s’en approcher et attirer l’attention de Robert dessus.
— Bon, on va tous se calmer, d’accord ? dit Feenie en essayant justement de paraître calme, comme si elle était le médiateur d’une cour de récréation, d’une querelle entre amis. Asseyons-nous et parlons.
Mais il n’y avait nulle part où s’asseoir et, même dans le cas contraire, ni Robert ni Cecelia ne semblaient prêts, et de loin, à se calmer.
— C’est fini, Robert, dit Cecelia. J’ai trouvé la cassette.
Il lui saisit le bras.
— Ce n’est pas ce que tu crois, Celie. Josh m’a juste demandé de la garder pour lui.
Elle le regarda avec mépris.
— Quand est-ce qu’il te l’a demandé, hein ? Est-ce que tu es allé le voir en prison ? Tu sais ce que je pense ? Je pense que tu cachais cette cassette pour lui parce que tu en as fait une autre. C’est pour ça que tu te retranchais avec ton équipement vidéo, n’est-ce pas ?
— Celie…
— Et tu sais quoi d’autre ? Je pense que c’est toi qui as dit à Josh où se trouvait Feenie, ce jour-là. Comment tu as pu faire ça, Robert ?
Pas possible ! Avait-il vraiment dit à Josh où la trouver ? Feenie jeta un coup d’œil à son .22.
— Écoute-moi, supplia-t-il. Tu dois…
— Je vais tout raconter à la police ! Tu es un menteur…
— Arrête ! – Il lui secoua le bras. – Ne t’avise pas de me faire ça. Ne t’avise pas de me faire ça !
Feenie se rapprocha de son arme, espérant qu’ils seraient trop distraits pour faire attention à elle.
Mais Robert lâcha le bras de Cecelia et recula. Il se frotta le visage, ruisselant de sueur, et prit une profonde inspiration.
— OK, réfléchis un peu, Cecelia. Réfléchis. Si tu dis ça à la police, ils vont m’arrêter. Ils vont m’inculper pour complicité de tentative de meurtre. J’irai en prison. C’est ce que tu veux ? Et la famille qu’on est en train d’essayer de fonder ? Tu pourrais être enceinte. Qu’est-ce que tu fais de ça ?
Cecelia croisa les bras sur sa poitrine.
— Bien essayé, mais je ne mentirai pas pour toi, Robert.
Ses épaules s’affaissèrent et il baissa les yeux. Puis il prit son élan d’une main et clac ! Cecelia fut à terre. Il se rua vers le sac aux pieds de Feenie, s’empara à la hâte de la bande et des clés à l’intérieur, et se précipita vers la porte.
Feenie se rua vers Cecelia.
— Est-ce que ça va ?
Elle hocha la tête en serrant la mâchoire.
— J’ai appelé la police.
Sur ces mots, des sirènes résonnèrent au loin.
Des pneus crissèrent à l’extérieur, et Feenie n’aurait su dire s’ils arrivaient ou s’éloignaient.
Des coups de feu retentirent et Feenie bondit sur ses pieds. Qui tirait ? Elle regarda par la fenêtre. L’Explorer était toujours dans l’allée, mais Robert avait pris l’Accord, laissant des marques en travers de la pelouse des voisins.
— Est-ce que ça va ?
Mme Hanak apparut dans l’embrasure de la porte de la cuisine, agrippant son pistolet à la crosse de nacre.
Les sirènes hurlaient à plein volume désormais, juste devant la maison. Feenie regarda de nouveau par la fenêtre et distingua deux voitures de police ainsi qu’une Blazer sombre. L’agent spécial Rowe arrivait en courant sur le trottoir.
— Vous devriez ranger votre arme, dit-elle à Mme Hanak. La police est là.
— Pff !
Elle fourra le pistolet dans la poche de son peignoir.
— Ils arrivent après la bataille, si vous voulez mon avis. Votre cambrioleur est déjà loin. J’ai essayé de tirer dans ses pneus, mais ma vue n’est plus ce qu’elle était.
McAllister se gara juste derrière l’une des voitures de police et sauta à bas de sa Jeep. En trois foulées, il se retrouva sur la pelouse de Feenie et joua des coudes pour se frayer un chemin à travers la foule de flics et d’agents qui parlaient en prenant des notes.
— Où est-elle ? demanda-t-il d’un ton sec.
Feenie, qui parlait avec un jeune officier, s’interrompit. Elle fronça les sourcils vers lui, soupira, et désigna la maison d’un signe du menton.
Il repéra Cecelia sur le perron. Elle était recroquevillée sur la balancelle, les jambes repliées sous elle et le regard dans le vide.
Il monta lentement les marches pour ne pas la surprendre.
— Cecelia ?
La lueur d’enthousiasme qui s’alluma dans ses yeux quand elle le vit lui coupa le souffle.
— Hé.
Sa voix était basse, mais elle lui sourit légèrement.
— Les nouvelles vont vite, hein ?
— Le rédacteur de nuit m’a appelé du journal. Il écoutait le scan de la police.
Il toucha la chaîne qui supportait la balancelle. Il avait envie de s’asseoir près d’elle, mais elle avait certainement besoin d’espace.
Après avoir entendu la nouvelle des coups de feu qui avaient éclaté à l’adresse de Feenie, John avait traversé la ville le plus vite possible en passant des coups de fil pour tenter de savoir ce qui s’était passé. Il avait fini par joindre un flic qui se trouvait sur place, qui avait pu lui donner un aperçu de la situation. Feenie Malone et Cecelia Strickland étaient impliquées, oui, mais personne n’était blessé.
Le trajet d’un quart d’heure lui avait enlevé une quinzaine d’années de sa vie.
Et maintenant, il regardait Cecelia, immobile sur la balancelle. Et merde. Il s’assit à côté d’elle.
Elle ne sembla pas lui en vouloir. Maintenant qu’il était plus près, il remarqua la coupure sur sa lèvre inférieure. Il avait envie d’arracher la tête de son mari.
— Ça va ? demanda-t-il.
Elle soupira et regarda vers la pelouse.
— On peut dire que j’ai eu une rude journée.
Elle tourna les yeux et croisa son regard.
— Et vous ?
Il se mit à rire sèchement et baissa les yeux. Il sortit son paquet de Camel et prit une cigarette.
— Ah, ça va, dit-il en l’allumant. Mieux que vous, au moins.
Elle rit avec dérision.
— Bon, où est le drame, hein ? Mon mari est un escroc. Mon mariage est foutu. Mais je suis une dure à cuire, non ? Je peux encaisser.
Elle essayait d’être légère, mais le regard qu’il lui adressa en réponse était très sérieux.
— Je sais que oui, dit-il.
Il la regarda tandis qu’elle semblait prendre conscience de quelque chose. Il sut exactement à quel moment elle le reconnut. Puis ses yeux s’embuèrent et elle tourna la tête.
— Il me semblait bien que je vous avais déjà vu, dit-elle. Ça me turlupine depuis des semaines. Vous avez couvert mon procès pour viol, n’est-ce pas ? Quand j’étais à la fac ?
Il recracha la fumée.
— Oui.
— Je ne me souviens plus du titre de l’article.
Il étudia son expression. Elle semblait déterminée à ne pas pleurer, et il se souvint de cette même impression des années auparavant.
— Ce n’est pas moi qui l’ai écrit. Cet été-là, j’étais en stage au journal d’Austin. J’ai surtout pris des notes, et le gars qui couvrait les tribunaux a tout écrit.
Elle tendit la main vers sa cigarette. Tandis qu’elle tirait une bouffée, il en sortit un autre pour lui-même.
— Merci, dit-elle. Je n’ai pas fumé depuis des années.
Il baissa de nouveau les yeux avant de les relever vers son visage. C’était très probablement la femme la plus jolie qu’il avait jamais vue. Encore plus jolie qu’une dizaine d’années auparavant dans cette salle d’audience, quand elle témoignait sur son pire cauchemar devenu réalité. Quand elle avait révélé son histoire à la barre des témoins, il avait compris pour la première fois ce que signifiait le courage. Cette jeune femme menue était plus forte que tous les hommes qu’il avait connus. Elle avait son respect absolu… et quelque chose d’autre qu’il ne parvenait pas encore à définir.
Il détourna les yeux.
— Et maintenant, McAllister ? J’imagine que vous voulez quelques commentaires pour votre article de demain ?
Il ressentit un pincement au cœur.
— Ce n’est pas pour ça que je suis là.
Cecelia posa de nouveau les yeux sur lui et, pour une fois, il ne tenta pas de masquer ce qu’il ressentait. Il tendit le bras et lui prit la main.
— Je me suis juste dit, je sais pas trop, que vous auriez peut-être besoin d’un ami.
Elle fit légèrement la moue et baissa les yeux sur leurs mains jointes. Le diamant à son doigt sembla lui faire un clin d’œil.
— Merci, dit-elle. J’en ai bien besoin, là maintenant.
Le soir suivant, Feenie se gara devant un cottage blanc en stuc et au toit en tuiles rouges. Toutes les maisons du quartier se ressemblaient – les portes d’entrée abritées sous des porches étroits, du linge suspendu sur des cordes tendues en travers des minuscules arrière-cours. Feenie descendit de sa Kia et traversa le gazon, contournant le petit carré d’herbe détrempé sur lequel on avait vidé et abandonné une piscine pour enfant. Elle s’arrêta devant la moustiquaire et appuya sur la sonnette.
Des aboiements retentirent à l’intérieur, et une tête blonde hirsute apparut de l’autre côté de la moustiquaire. Les aboiements du chien semblaient menaçants, mais sa queue qui remuait frénétiquement montrait qu’il n’en était rien.
— Petit toutou, roucoula Feenie.
Il remua la queue de plus belle.
Quelqu’un éteignit le dessin animé qui hurlait dans le salon, et une petite fille avec une longue tresse noire apparut derrière la porte. Elle portait un maillot de bain pourpre avec un arc-en-ciel d’étoiles brillantes dispersées sur le devant.
— Qui est là ? demanda-t-elle poliment en tirant le chien par son collier.
Il s’assit à côté d’elle, le regard rivé sur la visiteuse, la queue battant sur le sol.
— Je m’appelle Feenie Malone. Est-ce que ta grand-mère est là ?
Alors qu’elle posait la question, Maria fit son apparition. Ses yeux se mirent immédiatement à briller, et Feenie ressentit un pincement de culpabilité. Maria murmura quelque chose à Kaitlin, qui retourna devant ses dessins animés en emmenant le chien avec elle. La moustiquaire s’ouvrit.
— Oui ?
— Bonjour, madame Juarez. Je voulais juste passer…
— Vous avez vu Marco ?
— Eh bien… pas exactement. Mais j’ai quelque chose pour vous.
Maria introduisit Feenie dans la maison et l’invita à s’asseoir dans un fauteuil usé. Feenie s’installa sur le bord et sortit la carte postale de son sac. Elle la tendit à la mère de Marco.
— J’ai reçu ça au courrier d’aujourd’hui, expliqua-t-elle. Je n’en suis pas certaine, mais je pense que ça vient de Marco.
Maria hocha la tête en passant son doigt sur l’adresse écrite à la main.
— Je ne suis pas sûre de ce qu’il fait à Chihuahua, dit Feenie. Est-ce que vous savez s’il connaît quelqu’un, là-bas ?
Elle secoua la tête. L’expression grave sur son visage donna à Feenie l’impression que Maria savait exactement ce que faisait Marco.
— Je voulais vous montrer la carte postale, mais je ne pense pas que Marco voudrait que vous la gardiez chez vous.
Il voulait protéger sa mère. Si la police passait pour l’interroger à son sujet, Maria pourrait leur dire sans mentir qu’elle n’avait pas de nouvelles de son fils. Feenie espérait qu’ils n’en arriveraient pas là, mais une crainte sourde montait progressivement en elle.
Maria rendit la carte à Feenie.
— Gardez-la. C’est à vous que Marco l’a envoyée.
Feenie la rangea dans son sac et décida de s’en débarrasser avant de rentrer chez elle.
Kaitlin observait Feenie d’un regard solennel.
— Est-ce que tu aimes nager ? demanda-t-elle à la petite fille.
Kaitlin hocha la tête. Le chien reposa la tête sur ses genoux.
— Tu peux peut-être venir chez moi, un jour. J’ai une piscine dans mon jardin. J’adore m’y baigner, mais c’est plus rigolo si on est deux.
Kaitlin regarda sa grand-mère, qui acquiesça en silence.
— D’accord, dit-elle.
Feenie se leva. Son regard se posa sur la tablette au-dessus de la fausse cheminée, sur laquelle étaient disposées des dizaines de photographies.
Maria sourit.
— Mis hijos, expliqua-t-elle en désignant les photos.
Feenie s’approcha de la cheminée et observa les photos. Elle compta cinq visages différents, tous avec un air de famille prononcé. Sur l’une des photos, Marco se tenait à côté d’une brunette svelte en uniforme de police, le bras passé avec tendresse autour de son cou. Elle tenait un badge étincelant à la main.
— N’est-elle pas superbe ?
— Si, vraiment, approuva Feenie.
— Kaitlin lui ressemble.
Maria adressa un sourire à sa petite-fille, qui ne releva pas les yeux de son programme à la télé.
— Bon… eh bien je dois y aller.
— Merci d’être passée, dit Maria en la raccompagnant à la porte.
Feenie sourit et sortit de la maison.
— Aucun problème. Et j’étais sérieuse, pour Kaitlin. Elle est la bienvenue quand elle veut.
Le matin suivant, Feenie roulait sur Main Street en passant tous les feux à l’orange. Elle ne voulait pas être en retard pour sa première séance éditoriale mensuelle en tant que journaliste à plein temps, mais ça lui semblait inévitable. La réunion commençait dans deux minutes.
— Zut, dit-elle en faisant crisser ses pneus à un feu rouge.
Elle l’aurait grillé s’il n’y avait pas eu trois piétons au coin de la rue. Tandis qu’ils traversaient, elle prit un instant pour se remettre du rouge à lèvres.
Un pick-up attira son attention dans le rétroviseur intérieur. Elle tourna vivement la tête et regarda, bouche bée, la Silverado noire garée à quelques rues de chez Rosie. Était-il revenu ? Son estomac se serra, tout juste quand un chœur de klaxons retentit derrière elle.
Elle s’engagea dans la voie pour tourner à gauche, fit un demi-tour illégal et revint sur ses pas. Elle ralentit en passant devant le pick-up. Elle reconnut la boîte à outils et le marchepied couvert de poussière. Elle vérifia la plaque d’immatriculation. C’était lui.
Elle fit le tour du pâté de maisons et se gara dans le parking de la Gazette. Elle ne se préoccupait plus du tout de sa réunion.
Depuis quand était-il revenu ? Pourquoi n’avait-il pas appelé ?
Elle avait passé des semaines à se dire qu’il n’avait pas appelé car il était trop occupé, ou qu’il tentait de faire profil bas, ou encore qu’il n’y avait pas de réseau de téléphone là où il se trouvait. Maintenant qu’il était de retour à Mayfield, il ne l’avait toujours pas appelée ? Elle vérifia son portable. Aucun message.
Elle essaya d’ignorer la douleur dans sa poitrine tandis qu’elle prenait le chemin de son bureau. Elle parvint tout de même à passer une journée productive ; elle rédigea des articles sur son ordinateur tout en jetant des coups d’œil furtifs vers son téléphone de bureau, mais il ne sonna pas. Quand elle sortit de l’immeuble tard cet après-midi, le pincement au cœur refit son apparition.
Elle vaqua à sa routine habituelle, faire les courses, préparer le dîner, passer une heure à la salle de gym pour s’entraîner. Ce faisant, elle garda un œil sur la porte, s’attendant à moitié à ce que Marco débarque. Mais ce ne fut pas le cas.
Deux jours s’écoulèrent tristement et, quand Feenie quitta le bureau le vendredi soir, elle décida d’en finir. Elle l’appela et fut directement redirigée sur la boîte vocale.
Elle ne voulait pas s’adresser à lui sur son répondeur. Quoi qu’elle ait pensé qui se passait entre eux, ça n’avait été que le fruit de son imagination. Il lui fallut quelques acrobaties mentales pour en arriver à cette conclusion, mais ce fut le cas. Il ne ressentait rien pour elle ; elle avait tout simplement mal interprété les signes. Ils avaient eu un seul rendez-vous et avaient couché ensemble une dizaine de fois. Ce n’était pas ça qui allait les fiancer. Tout avait été accidentel, sans chaîne.
Ou pire encore, rien n’avait été accidentel. Tout ce qui s’était passé entre eux avait été soigneusement orchestré. Il n’avait été question que d’informations et de renseignements et, maintenant qu’elle n’avait plus rien à offrir, il en avait fini avec elle.
Le téléphone de Feenie bourdonna juste quand elle démarrait la voiture, et elle se précipita pour répondre. Il avait vu son appel et la rappelait.
— Allô !
— Il faut que tu viennes, Feenie.
C’était Cecelia, et elle avait la voix tremblante.
— Robert est revenu ? Qu’est-ce qui se passe ?
Elle entendit une respiration chevrotante à l’autre bout du fil.
— Le FBI vient de partir. Ils ont passé la moitié de la journée ici avec un mandat de perquisition. Je te jure, Feenie, je crois que je vais péter un plomb.
— Ne bouge pas. J’arrive tout de suite.
Tandis qu’elle traversait la ville le plus vite possible, elle essaya de sortir Marco de ses pensées. Elle ne pouvait pas laisser son univers graviter autour d’un homme qui ne voulait pas d’elle. La vie de sa meilleure amie tombait en morceaux, et elle devait être là pour la soutenir. Et puis il y avait le père de Feenie, qui allait affronter un autre anniversaire sinistre, tout seul à Port Aransas. Elle avait toujours l’intention de l’appeler et de lui rendre une petite visite.
Même si ce n’était pas le cas de Marco, elle avait des gens qui avaient besoin d’elle.
Après une nuit larmoyante passée chez Cecelia, Feenie rentra chez elle émotionnellement épuisée, et avec une vraie gueule de bois. Personne n’avait eu de nouvelles de Robert depuis des semaines. Les agents fédéraux avaient des raisons de penser qu’il avait quitté le pays, et il était maintenant considéré comme un fugitif à l’échelle internationale. Feenie avait passé la plupart de ses nuits à parler avec Celie de ses problèmes, mais elles n’en avaient pas résolu un seul.
De retour dans sa cuisine, Feenie se prépara une tonne de café et une liste de tâches pour remplir son samedi. Elle commencerait par appeler son père. Puis elle avait besoin d’aller chez le coiffeur et de passer à l’épicerie. Son week-end prenait une bonne tournure. Après quelques gorgées de café, elle se sentit positivement positive. Vraiment.
Et alors, elle récupéra le journal. Elle s’étouffa en voyant la dépêche au bas de la première page :
la police déterre le corps d’un officier massacré
« Les autorités mexicaines ont découvert cette semaine le corps d’une femme disparue de San Antonio, résolvant ainsi un mystère qui date de deux ans. Les restes, qui ont été retrouvés dans un sac-poubelle, ont été identifiés grâce à son dossier dentaire comme étant ceux de Paloma Juarez, originaire de Mayfield. L’officier de police de vingt-huit ans était portée disparue par les membres de sa famille depuis deux ans. Une deuxième série de restes humains découverts dans un second sac-poubelle enterré à côté sont toujours en cours d’identification. »
Feenie continua sa lecture. D’après les sources au SAPD, l’affaire avait été révélée grâce à un tuyau anonyme reçu tard ce vendredi. Il invitait une équipe d’experts médicaux légaux des deux côtés de la frontière à se concentrer sur une zone de terre bien spécifique située près d’une usine de mise en conserve abandonnée, juste à côté de Punto Dorado. Les enquêteurs n’avaient pas encore déterminé la cause de la mort et passaient toujours les lieux au peigne fin.
Le téléphone sonna avec un son strident. Feenie décrocha hâtivement.
— Allô !
— Tu as lu le journal ?
C’était McAllister.
— Je suis en train. Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
— J’étais pas au courant. La dépêche est arrivée la nuit dernière avant le tirage. Le rédacteur de nuit l’a insérée.
Elle parcourut le reste de l’article. Actuellement en cours d’autopsie, le corps serait rendu à la famille pour l’enterrement. La police de San Antonio avait l’intention d’instaurer un service commémoratif la semaine suivante.
L’article ne faisait aucune mention de l’agent du FBI sous couverture qui avait disparu avec Paloma, mais Feenie était persuadée qu’il s’agirait bien de son corps.
L’article ne mentionnait pas non plus Josh.
— Feenie ? Tu es là ?
— Oui.
— J’ai dit, est-ce que tu veux l’interview ?
— Quoi ?
— À cause de l’aspect local, Grimes veut un article sur la famille. Je suis en route pour leur annoncer la nouvelle. Tu veux venir ?
— Non.
Elle tressaillit à cette simple idée. C’était trop personnel.
— Laisse-moi en dehors, sur ce coup-là.
— Tu es sûre ?
— Oui.
— D’accord. J’ai entendu dire que c’était déjà le cirque là-bas. Les types de la télé sont dessus. Si la famille ne veut rien dire, tu pourras passer un coup de fil pour moi ?
Elle hésita un instant, tiraillée entre ses instincts de journaliste et son sens de la décence.
— J’aimerais vraiment passer un peu de temps avec la petite fille, reprit McAllister.
— Elle n’a que six ans, bon sang ! Laisse-la tranquille !
McAllister fit une pause.
— D’accord, mais s’ils ne veulent rien me dire, je dis que je viens de ta part.
— Bien. Mais ne t’approche pas de Kaitlin.
Feenie glissait sous l’eau. Une heure entière chez Chico n’avait pas réussi à noyer sa frustration, alors elle avait espéré qu’un plongeon dans la piscine l’y aiderait.
Mais ce n’était pas le cas. Elle avait les nerfs à vif. Elle avait passé une semaine à la Gazette pour ne pas s’impliquer dans l’histoire de Paloma Juarez, mais elle n’y arrivait pas. Les journalistes avaient envahi la maison de Maria, espérant tous obtenir des extraits sonores d’émotions ou apercevoir Kaitlin. Pendant plusieurs jours, tous les médias avaient relaté la tragique destinée de la femme flic assassinée. Puis, tout juste quand l’intérêt général commençait à se dissiper, il fut révélé que sa tombe avait été découverte sur les terres d’une société mexicaine reliée à l’éminent avocat local Bert Garland. La tempête d’articles devint un ouragan à part entière. La télévision locale n’avait pas parlé de grand-chose d’autre en matière d’actualité pendant des jours. Feenie était malade de penser à ce que la famille Juarez devait endurer, mais que pouvait-elle faire ? Elle ne pouvait pas bâillonner tous les organismes de médias du sud du Texas. La famille devrait seulement faire preuve de patience. En attendant, Feenie avait honte d’être journaliste.
Elle se hissa sur le bord de la piscine et souffla. Elle était rongée depuis des heures, mais elle n’avait toujours pas décidé si elle allait assister aux funérailles de Paloma le lendemain. Elle voulait montrer son soutien à la famille Juarez, mais elle ne savait pas quoi dire à Marco. Il n’avait toujours pas appelé. Et s’il interprétait mal ses intentions et qu’il pensait qu’elle était venue pour prendre part à la frénésie médiatique ? Elle voyait déjà son regard de mépris si elle s’approchait de Kaitlin. Il devait la haïr.
— Salut.
Elle tourna brusquement la tête. Marco se tenait dans le patio, les mains enfoncées dans les poches de son habituelle veste en cuir. Dans la semi-pénombre, elle ne distinguait pas son expression. Même si la lumière n’y aurait pas forcément changé grand-chose. Il possédait un talent incroyable pour cacher ses émotions.
Elle bondit sur ses pieds.
— Salut. Qu’est-ce que tu fais là ?
Il s’avança vers elle. Elle éprouvait une envie irrésistible de se jeter à son cou, mais également, tout aussi fort, de le gifler.
— J’avais besoin de te voir, dit-il.
Elle laissa échapper un souffle. Qu’est-ce que c’était censé vouloir dire ? Il était resté en ville pendant presque deux semaines sans l’appeler !
Il s’approcha encore et s’arrêta à quelques centimètres d’elle. Il avait une barbe de trois jours et sa veste sentait la fumée, comme s’il sortait d’un bar. Elle reconnut l’expression qu’il avait dans les yeux, et son pouls s’accéléra.
— Marco…
Il l’embrassa et ce qu’elle était sur le point de dire, quoi que ce soit, s’évanouit dans son esprit. Il sentait le bourbon, et il semblait différent. Plus brusque. Son baiser avait quelque chose de méchant. Enfin, il la relâcha.
— Ton voyage, c’était comment ? demanda-t-elle.
— J’ai eu ce que je voulais.
Elle recula. Alors il l’avait fait. Il avait tué un homme de sang-froid. Elle comprenait son moteur, mais ce qu’elle ne comprenait pas, c’est la manière dont il allait le gérer. Il passerait le restant de ses jours à s’en cacher. Et si ses actes le rattrapaient un jour ? Si jamais ils devaient avoir un avenir ensemble, il serait risqué. Il était tellement égoïste qu’elle avait envie de hurler.
Elle se dirigea d’un pas arrogant vers la porte de derrière. Il la rattrapa et fit claquer sa main dessus avant qu’elle puisse atteindre la poignée.
— J’ai dit que j’avais besoin de te voir.
— Ah ouais ? Eh bien moi, j’ai pas besoin de te voir.
— Si, tu en as besoin.
Il l’attira contre lui. Il était ferme et son haleine, sucrée.
— Tu as bu.
— Et alors ?
— Alors je ne peux pas te parler maintenant.
Elle essaya de repousser son bras, mais il augmenta la pression.
— De quoi tu veux parler ? J’ai dit que j’avais besoin de te voir. Maintenant.
Il l’attira plus près. La lumière de la cuisine balaya son visage et elle put voir ses yeux distinctement. C’était peut-être l’alcool, mais pour la première fois, elle discerna ce qu’il ne disait pas. Il était mal. Dans le besoin.
Elle baissa les yeux.
— Marco, ce n’est pas une bonne idée.
Il laissa tomber son bras.
— Fais-le quand même.
Bien sûr. Facile à dire pour lui. La colère monta en elle quand elle pensa à toutes les manières dont il l’avait fait souffrir, toutes les nuits où elle s’était couchée avec la peur au ventre qu’il soit mort quelque part. Elle l’aimait, et lui, tout ce qu’il voulait, c’était du sexe. Et il en avait probablement envie uniquement parce qu’il était trop bourré pour se souvenir qu’il ne devait plus l’approcher.
Elle recula et se tourna pour partir. De nouveau, il l’attrapa par le bras. Et quelque chose en elle se cassa net.
— Ne me touche pas !
Elle fit volte-face et le cogna à la poitrine, violemment, du côté de son poing. Ça lui fit un bien fou, alors elle recommença, cette fois de ses deux mains.
— Tu es un connard d’égoïste, tu sais ça ?
Il se débattit contre ses coups et passa ses bras autour d’elle, la serrant assez fermement pour qu’elle ne puisse plus le frapper, assez fermement pour qu’elle puisse à peine respirer. Elle était piégée là, contre sa poitrine, luttant pour retenir les larmes dans ses yeux.
Enfin, il la relâcha très légèrement. Elle prit une inspiration tremblante et, tout à coup, il était en train de l’embrasser. Passionnément, férocement. Et elle sentait sa colère sur sa langue.
Ou peut-être était-ce sa colère à elle. Elle l’embrassa furieusement, suçant ses lèvres en retirant les boutons de sa chemise. Elle l’entendit tâtonner pour trouver la poignée de la porte et sentit un courant d’air frais quand elle s’ouvrit d’un coup sec. Elle trébucha en arrière sur le palier, et l’entraîna avec elle.
Plus tard, allongée à côté de lui, elle le regardait dormir. Elle parcourait du regard ses cheveux ébouriffés, sa barbe de deux jours, les courbes fermes de sa poitrine. Il semblait épuisé, exténué. D’après elle, il lui semblait que c’était sa première nuit de sommeil profond depuis des semaines.
Elle se redressa sur un coude et observa attentivement son visage.
— Marco ?
Au clair de lune, il semblait inoffensif. Ça ne correspondait pas à sa personnalité, mais c’était ainsi. Il était tellement contradictoire que ça la rendait folle. Furieux pendant un instant, calme le suivant. En train de rire une seconde, terriblement sérieux celle d’après. Comment était-elle censée déchiffrer un homme comme ça ? Elle finirait par péter un plomb s’ils devaient avoir une relation à long terme. Elle ne savait jamais sur quel pied danser, surtout que ce n’était pas un grand bavard. Mais elle pourrait dépasser tout ça si seulement il la laissait faire.
Il fallait qu’elle sache ce qui s’était passé. Les détails seraient certainement épouvantables, mais elle voulait quand même les connaître.
— Marco ?
Le mouvement profond et régulier de sa poitrine lui apprit qu’il était endormi.
— Je t’aime, murmura-t-elle. Tu pourras m’en parler plus tard.
Elle roula sur le dos et essaya de dormir.